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L'actualité chimique - mai 2016 - no 407

Robert Corriu : le magicien du silicium


Robert Corriu nous a quittés ce 13 février à l'âge de 81 ans. Professeur émérite à l'Université de Montpellier II, membre de l'Académie des sciences (depuis 1991), membre fondateur de l'Académie des technologies et membre étranger de l'Académie polonaise des sciences, il avait obtenu de nombreuses distinctions tant nationales (prix Sue en 1969, médaille d'argent du CNRS en 1982 et prix Lebel en 1985) qu'européennes (prix Gay-Lussac Humboldt en 1991, Max Planck en 1992, prix Wacker en 1998, Wittig Grignard en 2005), japonaises (prix de la JSPS en 1981) et américaines (prix Kipping en 1984 pour ses travaux en chimie du silicium). Ses travaux ont donné lieu à près de 700 publications. Il a par ailleurs été l'auteur avec Nguyen Trong Anh d'un ouvrage intitulé Chimie moléculaire sol-gel et nanomatériaux, publié en 2008 aux éditions de l'École Polytechnique. Il était officier de la Légion d'Honneur, officier de l'Ordre du Mérite et commandeur des Palmes Académiques.
Au-delà de son œuvre, l'homme laisse à tous ceux qui l'ont approché l'image d'un chercheur aussi enthousiaste qu'exigeant, passionné par la science, mais simple et chaleureux dans ses rapports. Robert Corriu aimait discuter au quotidien avec les chercheurs de son équipe, dans son bureau comme devant une paillasse ou au détour d'un couloir. Le tableau dans son bureau témoignait de la richesse de ces échanges. Si Antoine Laurent Lavoisier est universellement connu comme "le premier chimiste" grâce à son "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", Robert Corriu aurait pu l'être grâce à cette maxime : "Rien ne se perd, tout se transforme pour créer" ! En effet, c'est au dos de centaines d'enveloppes, de bouts de papiers ou de tout ce qui pouvait recevoir son écriture petite et difficilement déchiffrable qu'il griffonnait notes, équations et références.
Fils d'un menuisier-ébéniste, Robert Corriu naît sous le soleil catalan, à Port-Vendres, le 8 juin 1934. Après de brillantes études au lycée François Arago de Perpignan, puis à la Faculté des sciences de Montpellier, il débute en 1957 une carrière universitaire comme assistant à la Faculté des Sciences de Montpellier, dont il obtient un prix en 1958. Devenu maître-assistant après la soutenance de son doctorat en 1961, il revient en terre catalane de 1963 à 1964, au Collège scientifique universitaire de Perpignan. En 1964, il devient maître de conférences à la Faculté des sciences de Poitiers, dans laquelle il sera nommé professeur en 1968. De retour à Montpellier en 1969 (à l'Université des sciences et techniques du Languedoc), il deviendra successivement directeur de l'IUT de Montpellier-Nîmes (de 1970 à 1974) et directeur du Centre régional universitaire de formation permanente (de 1975 à 1984). Il exercera les fonctions de vice-président de l'USTL de 1978 à 1981, et de président du conseil supérieur des corps universitaires de 1978 à 1982. Il devient correspondant (1983), puis membre (1991) de l'Académie des sciences, membre fondateur de l'Académie des technologies et membre senior de l'Institut universitaire de France (1991). Il a été élu membre de l'Académie des sciences et des lettres de Montpellier en 1997 et membre étranger de l'Académie des Sciences de Pologne en 1997.
Robert Corriu débute sa carrière scientifique en chimie organique physique et spectroscopie. Il obtient un doctorat ès sciences physiques en 1961, en soutenant une thèse intitulée "Structure de l'acide acétique et de ses dérivés en solution dans l'acide sulfurique. Mécanisme de la C-acétylation" préparée à Montpellier sous la direction d'André Casadevall. Et c'est un Laboratoire de chimie organique physique qu'il dirige de 1964 à 1968 quand il devient professeur à l'Université de Poitiers.
C'est à cette période qu'il s'oriente vers la chimie du silicium avec l'esprit du chercheur académique percevant très tôt la richesse de la chimie de cet élément qui, bien que de la colonne du carbone dans la classification périodique des éléments, a des comportements souvent différents. Robert Corriu développe d'élégantes études stéréochimiques et cinétiques pour comprendre et rationaliser les réactions de substitutions nucléophiles qui, contrairement à la chimie du carbone, ont lieu en conservant ou en inversant la configuration du silicium tétraédrique et très rarement avec racémisation. En outre il démontre qu'un ion silicénium analogue de carbocation n'est pas mis en jeu dans les processus de racémisation mais que ces derniers font intervenir des intermédiaires dans lesquels le silicium prend une coordinance cinq ou six. Il ouvre ainsi la voie d'une chimie très riche des espèces hypervalentes du silicium.
Robert Corriu rejoint alors l'université de Montpellier avec une jeune équipe de recherche pour y créer le Laboratoire de Chimie des Organométalliques, associé au CNRS, qui constituera une véritable école française de la chimie organique du silicium dans les années 1970-80 et confortera sa notoriété internationale. Ses travaux sur la stéréochimie dynamique et la réactivité des composés hypervalents constituent l'une de ses contributions majeures : mise en évidence des processus d'isomérisation des entités pentacoordonnées, isolement de structures originales à coordinance sept, huit, de cation siliconium, stabilisation d'espèces à basse valence par coordination intramoléculaire. Ces travaux, qui rapprochent davantage la chimie organique du silicium de celle du phosphore que de celle du carbone, ont connu à l'époque un réel retentissement.
Au même moment, il enrichit la chimie du silicium avec la chimie des métaux de transition, qui connaît alors de nombreux développements, en s'intéressant à la chimie de coordination du ligand silyle et à l'activation catalytique des silanes (liaison à trois centres dans les complexes manganèse, réduction et couplage catalysés par les complexes de nickel et titane, catalyse asymétrique). La réaction de couplage croisé entre un réactif de Grignard alkyle ou aryle et un dérivé halogéné aryle ou vinyle catalysé par des complexes de nickel, qu'il publie simultanément et de façon indépendante aux travaux de l'équipe japonaise de Makoto Kumada en 1972, marque un jalon de ses travaux à cette période. Connue depuis comme le couplage de Kumada-Corriu, cette réaction s'apparente à d'autres réactions de couplage carbone-carbone catalysées par le palladium, découvertes dans les années 70 (qui ont valu le prix Nobel de chimie 2010 à Richard F. Heck, Ei-ichi Negishi et Akira Suzuki) et reste une voie d'accès à des dérivés du styrène et du stilbène.
La chimie du silicium recèle également de larges potentialités pour la synthèse organique. Les concepts développés par Robert Corriu vont lui permettre de proposer de nouvelles méthodes pour la synthèse organique : réaction de réduction et de condensation en utilisant I'activation nucléophile des liaisons silicium hydrogène, silicium oxygène, silicium azote. . . Ses travaux ont permis de rationaliser, par exemple, l'activité catalytique des ions fluorures vis-à-vis des substitutions nucléophiles sur le silicium (un exemple jusque-là paradoxal d'assistance nucléophile à la substitution nucléophile), qui reste aujourd'hui si utile au chimiste organicien pour la déprotection des fonctions alcools.
Robert Corriu a également judicieusement exploité la réactivité inattendue des espèces hypervalentes anioniques vis-à-vis des nucléophiles pour proposer une voie directe et douce de préparation d'organosilanes en deux étapes à partir de la silice. Cette synthèse serait décrite aujourd'hui comme une voie de chimie verte. Rappelons que l'accès aux organosilanes nécessitait de disposer de silicium métal produit par une carbo-réduction de la silice à très haute température, qui est une voie très coûteuse en énergie.
La liste des réalisations de Robert Corriu ne peut être complète mais il faut mentionner ses approches de la stabilisation d'entités siliciées réactives dans la sphère de coordination des métaux de transition en développant la chimie de coordination des siloles, analogues siliciés de cyclopentadiène. Ces derniers ne cessent de trouver de nouvelles applications dans des domaines divers comme les OLEDS (Organic Light Emitting Diodes) l'OPVs (Organic PhotoVoltaic devices), la détection d'agents chimiques ou l'imagerie médicale.
La création en 1986 d'une unité mixte (Laboratoire des précurseurs organométalliques de matériaux) avec la société Rhône-Poulenc marque une évolution thématique importante dans la carrière scientifique de Robert Corriu, qui s'oriente résolument vers la chimie des matériaux à base de silicium. Il s'intéresse alors, dans un contexte d'applications aérospatiales, à la préparation de fibres de faible diamètre permettant le tissage. S'inspirant directement du mode de préparation développé pour les fibres de carbone (calcination de fibres de polyacrylonitrile), les procédés visés consistent à filer un précurseur polymère silicié, qui est ensuite réticulé pour devenir infusible avant d'être "minéralisé" à haute température. Les polymères organosiliciés basés sur des enchainements Si-Si (polysilanes), Si-C (polycarbosilanes), Si-N (polysilazanes), voire de dérivés diacétyléniques, s'avèrent d'excellents candidats dans le domaine des matériaux composites aussi bien comme précurseurs de fibres que dans le rôle de liants, d'additifs de frittage, ou même de précurseurs de matrices céramiques. Il explore les voies sol-gel pour engendrer dans des conditions douces des sous-oxydes, des oxynitrures par nitruration et propose de nouvelles synthèses d'oxydes par des voies sol - gel non-hydrolytiques. Les concepts de chimie moléculaire de Robert Corriu contribuent de façon significative à l'émergence de ces nouvelles voies "moléculaires" vers les matériaux à propriétés thermomécaniques élevées, en particulier à travers l'étude des mécanismes de céramisation de précurseurs organosiliciés sous atmosphères inerte ou réactive.
Robert Corriu allait rester ensuite jusqu'à la fin de sa carrière dans la même trajectoire scientifique. Il allait, avec toute l'énergie dont il était capable, disputer les nanosciences aux physiciens, qui en avaient à l'époque l'apanage. L'échelle "nano" n'était-elle pas le quotidien du chimiste, comme il aimait à dire. D'ailleurs pour lui, ce n'était pas seulement une histoire de taille. Il avait sa propre définition d'un nanomatériau, dans lequel les groupements fonctionnels devaient être parfaitement agencés les uns par rapport aux autres. Il disait que seuls les chimistes avaient les outils nécessaires pour concevoir un tel matériau. Appliquer à l'élaboration de nouveaux matériaux une approche moléculaire, à la frontière de l'organique et de l'inorganique, et jouant sur les contrôles cinétiques que permettent les basses températures, c'est le sens donné à l'activité du laboratoire Chimie moléculaire et organisation du solide, qu'il dirige à partir de 1996. Cette activité est centrée sur l'élaboration de matériaux hybrides organique-inorganique par des méthodes de "chimie douce" particulièrement adaptées à la synthèse de solides hors équilibre thermodynamique, en particulier les matériaux hybrides organique-inorganique structurés à l'échelle nanométrique et à porosité ouverte et organisée. La voie sol-gel en particulier permet de contrôler la nanostructuration des solides en jouant sur les interactions supramoléculaires entre les espèces en solution, y compris par l'addition d'agents structurants organiques susceptibles de s'auto-organiser en cristaux liquides lyotropes, et de servir de "moules" ou "gabarits" durant le processus de construction du réseau solide ("gabarits" qui sont ensuite éliminés par lavage). Dans le cadre de ses collaborations avec les physiciens, c'est la multi-fonctionnalisation de ces matériaux qui lui tenait particulièrement à cœur, pour aller vers ce qu'il appelait les matériaux interactifs. Il est ainsi devenu l'un des pionniers des matériaux fonctionnels hybrides, notamment par sa contribution à l'émergence des organosilanes pontants comme précurseurs moléculaires de silices hybrides fonctionnalisables à façon, exploitant leurs propriétés d'auto-assemblage dans la construction de matériaux auto-structurés. Aujourd'hui, de nombreux travaux se réfèrent à l'utilisation de ces organosilanes pontants comme précurseurs d'une nouvelle famille de silices hybrides mésoporeuses (les PMOs, Periodic Mesoporous Organosilicas) qui sont exploitées dans divers domaines d'application : catalyse, séparation, séquestration/encapsulation de petites molécules, nanomédecine, etc. Dans ce dernier domaine, soulignons le succès récent d'une jeune équipe de chercheurs issus de son laboratoire dans la synthèse de nano-PMOs utilisées dans la délivrance de principes actifs par stimuli externe au sein même des cellules cancéreuses.
Ce contrôle de l'architecture à l'échelle nanométrique est aujourd'hui un enjeu majeur dans la construction de matériaux "avancés", qu'il s'agisse de générer une propriété "collective" (par exemple de conduction ionique), ou qu'il s'agisse d'améliorer l'accessibilité de sites fonctionnels (par une meilleure dispersion) et leur efficacité (des sites de topologie rigoureusement identiques plutôt qu'une distribution, par exemple pour la catalyse ou la reconnaissance moléculaire). Cet axe de recherche, autour de l'auto-assemblage et la nano-structuration, est considéré aujourd'hui comme l'une des marques originales de la chimie des matériaux à Montpellier et trouve largement sa place dans le projet du Labex CheMISyst (2011) qui fédère la recherche des quatre UMR constitutives du Pôle chimie Balard.
Robert Corriu fut très attaché à l'Académie des sciences. Il coordonna les travaux de la section de Chimie en assumant le poste de délégué de section. À la demande de Guy Ourisson, il prit une part importante dans la rédaction des nouveaux statuts de l'Académie qui seront définitivement adoptés en 2002. Il s'impliqua dans la rédaction et la coordination de Rapports sur la Science et la Technologie (RST). Ainsi, sous son égide, fut publié en 2000 un rapport sur les systèmes moléculaires organisés, carrefour de disciplines à l'origine de développements industriels considérables. Dans ce volume, le point est fait sur l'auto-organisation des molécules induisant un ordre à longue distance à l'échelle moléculaire, influençant ainsi la chimie, la physique, l'interface avec le vivant et le génie des procédés. En 2004, ce fut le tour d'un rapport sur les nanosciences et nanotechnologies et les avancés en chimie, physique et technologies. Par ailleurs, dépassant le domaine de la science pure, il a démontré son attachement à nos institutions et à la démocratie en préfaçant avec Jean-Marie Lehn un ouvrage de Diana Bouayad-Amine, intitulé "Passeport pour la Citoyenneté".
Robert Corriu fut également très attaché l'Académie des sciences et des lettres de Montpellier dont il suivit avec régularité les travaux. Lors du tricentenaire de l'académie montpelliéraine, en 2006, il "délocalisa" une session complète de travail de l'Académie nationale à l'Université des sciences et techniques du Languedoc (aussi Montpellier 2, maintenant université de Montpellier), puis au château de Castries, alors propriété de l'Académie "parisienne". Le colloque qu'il organisa dans ce contexte sur le thème des apports récents de la science à la médecine fut un immense succès.
Ce parcours ne rend que faiblement justice à la carrière de Robert Corriu et il est encore plus difficile de rendre compte de l'homme. Très simple d'accès, bon vivant, grand amateur et collectionneur de grands vins, illuminant de son accent catalan ses discours passionnés, il est profondément regretté par sa famille, ses nombreux amis et par les communautés scientifiques françaises et internationales.

Ont contribué à cette rédaction :
Bruno Boury, Jean-Louis Cuq, Odile Eisenstein, Philippe Gerbier, Ahmad Mehdi, Bernard Meunier, Joël Moreau, André Vioux, Michel Wong Chi Man.



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